Le Cerfav, le CETCOPRA et l’université de Reims ont organisé la journée d’études « Les systèmes cyberphysiques et le geste créatif dans la verrerie artistique » le 4 octobre au Cerfav à Vannes-le-Châtel. Ce moment de réflexion autour de la création artisanale et des dispositifs numériques est venu clore la semaine de workshop « Verre et interactivité : la matière en mouvement » animé par Arnaud Kaba et Auguste Hazemann pour les élèves « Créateur verrier », au cours de laquelle ces derniers ont produit des installations interactives à partir d’objets en verre existants.
La table-ronde a été animée par Marco Saraceno, maître de conférence en socio-anthropologie (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/ CETCOPRA) et a rassemblé créateurs et chercheurs pour interroger les pratiques numériques pour la création et la transmission des savoir-faire verriers. Des chercheurs en anthropologie et des artistes, designer et verriers, ont contribué aux discussions qui se sont centrées autour de différents sujets :
- Comment le numérique impacte les méthodes de production, de création ?
- Comment le numérique impacte la transmission des savoir-faire et les méthodes d’apprentissage ?
- Quels sont les impacts sociaux du numérique et quelles questions éthiques soulève-t-il ?
- Comment développer une approche critique et consciente, en impliquant la communauté des artisans ?
Comment le numérique impacte les méthodes de production, de création ?
Dans le cadre de ses travaux vidéo développés autour de l’utilisation de l’eyetracker, Michel Paysant, artiste plasticien, nous a présenté son film réalisé à Meisenthal au CIAV (Centre International d’Art Verrier) avec Jean-Michel Schilt, maître verrier, pendant le soufflage d’une pièce en verre avec son fils. Ces derniers ont été équipés du dispositif d’eyetracking.
« Dès qu’ils saisissent la canne, le corps devient extrêmement gracieux, comme dans le tai chi », précise Michel Paysant. Il a créé le dispositif « DALY », « Dessiner Avec Les Yeux » : il s’équipe d’un eyetracker et avec ses mouvements oculaires, parvient à reproduire le dessin qu’il observe.
Ici, on analyse le regard des verriers : il est en permanence fixé sur le bout de la canne et leur corps « tourne avec grâce autour de ce point. » (M. Paysant).
Pour Auguste Hazemann, le geste est en soi un acte porteur de créativité. Le workshop organisé pour les élèves « créateur verrier » du Cerfav ne visait pas à transformer les artisans en développeurs mais plutôt à les sensibiliser à la possibilité de « sculpter l’interaction ». Ils ont utilisé le hacking (utiliser du code mis à disposition par d’autres) et ont gardé très présente leur relation à la matière.
L’objet peut aussi sous-entendre une pratique, un geste, et faire changer un projet. L’intention peut évoluer avec l’objet et ne pas être présente telle quelle dès le départ.
Quelques images des réalisations des élèves « créateurs verriers » durant le workshop
Comment le numérique impacte la transmission des savoir-faire et les méthodes d’apprentissage ?
Le numérique peut aider à comprendre les gestes verriers en en faisant des données analysables. Pour le verrier Jean-Marc Schilt « les élèves apprennent avec la vision du formateur », pas uniquement leur propre vision. Ce mode de transmission change la donne vis-à-vis de techniques autrefois gardées secrètes.
Pour Aline Paintendre, maîtresse de conférences à l’UFR STAPS de l’université de Reims, les aspects sensoriels et corporels sont importants pour l’apprentissage. Elle compare le geste artisanal à celui d’un sportif et constate que l’immersion via le numérique n’est pas réellement complète. La question haptique est importante. L’expérience du vécu reste primordiale.
David Arnaud, chargé du projet [G]host au Cerfav, souligne cette réflexion en précisant les limites technologiques actuelles pour reproduire ces sensations haptiques.
Catherine Schwartz, doctorante en sciences des matériaux à l’École des Mines de Saint-Étienne, explique que le numérique crée une prise de distance. La création d’espaces hybrides entre le numérique et l’analogique participe à la production de connaissances et favorise la compréhension.
Quels sont les impacts sociaux du numérique et quelles questions éthiques soulève-t-il ?
La vraisemblance des dispositifs est mise en question pour Martine Cotten, doctorante en sociologie des techniques à l’université Reims. Il y a fondamentalement une réduction du réel à travers les dispositifs numériques. Ils présentent aussi un risque de standardisation qui s’éloigne de la dimension artisanale du geste.
Pour Arnaud Dubois, anthropologue au CNRS, le numérique ne montre qu’une partie du réel qui est une construction sociale. Le numérique introduit une conception de la cognition déjà incorporée dans les capteurs. Il soulève aussi une tension entre sociétés industrielles (utilisant le numérique massivement) et sociétés artisanales, citant l’exemple de communautés d’artisans qui reviennent dans le milieu rural.
Il y a un risque de dépossession des savoir-faire par les artisans eux-mêmes. Pour Arnaud Kaba, anthropologue à l’université Paris 8, cette dépossession se produit souvent au profit d’une entreprise. Il pose la question de l’existence d’une globalisation éthique. Il fait référence à la théorie de l’enrichissement de Luc Boltanski et met en question l’attrait financier que peut procurer le savoir-faire artisanal intégré au monde du luxe, appuyé par l’emploi du numérique.
Il faut ajouter à cela les dérives marketing qui mettent en spectacle le savoir-faire artisanal comme le souligne Michel Paysant. David Arnaud ajoute les contraintes injonctives provoquées par l’utilisation massive des réseaux sociaux, qui ne placent pas les savoir-faire dans un contexte de valorisation.
Comment développer une approche critique et consciente, en impliquant la communauté des artisans ?
L’enjeu majeur est de placer les artisans autour de la table pour discuter de l’efficacité des outils numériques dans tous les aspects : création, production, transmission, comme le souligne Martine Cotten.
Arnaud Dubois met en lumière la très grande diversité des communautés d’artisans en France, ce qui permettrait une évaluation qualitative des dispositifs. Il rappelle que « Les artisans n’ont jamais cessé de prendre toutes les innovations technologiques qui passent ».
Jean-Marc Schilt approuve : les artisans sont aujourd’hui plus ouverts et les techniques ne sont plus secrètes. De quoi laisser place à l’expérimentation.
Les outils numériques permettent de tester, recycler … David Arnaud cite l’exemple des moules à lamelles pour le soufflage à la canne réalisés à la découpe laser, au Cerfav [testés également pour le chalumeau, à voir ici]. Ils permettent une réduction des coûts ; cet impact positif immédiat trouve une adhésion rapide chez les verriers.
Pour Auguste Hazemann, il faut se poser la question de savoir pourquoi et pour qui on emploie des outils numériques. Et mettre cela en lien avec l’accès à des outils open source et la question du hacking. Il en prend la définition première : « couper », « trancher », puis réassembler ; c’est par extension, adapter l’outil. Ce dernier progresse par ceux qui le manipulent, les verriers.
Quelques dispositifs présentés par les élèves créateurs verriers
En conclusion
Chercheurs, créateurs, verriers, ont mis en débat les liens entre outils numériques et création verrière à travers ses pratiques, ses productions, l’analyse des données produites. Le numérique présente des avantages d’accès à l’information, d’innovation… Mais il pose des questions éthiques et doit être nécessairement abordé en conscience, avec un regard critique. L’implication des artisans eux-mêmes, leur capacité à s’approprier les outils, permettra de concilier innovation et transmission des savoir-faire.